CHAPITRE XIII
Avec Jéricho à son bras, Ann errait dans Kaménépolis, ne sachant trop que faire. Il y avait des trains pour le nord mais aucun ne s’arrêtait au Dépotoir. Il aurait fallu qu’elle loue une draisine-taxi ou un loco-car sans chauffeur mais elle ne possédait pas assez d’argent. Le vieillard, lui, était désemparé par cette cité presque vide où les gens ne revenaient qu’au compte-gouttes.
Ils trouvèrent un wagon-pension près de la gare principale et obtinrent un compartiment à deux couchettes pour un demi-dollar.
— Je ne sais pas si je vais trouver à m’employer ici. Les trains-bibliothèques ont pourtant été saccagés et ils auraient besoin d’un bon relieur, non ?
— Nous verrons demain.
Au repas pris à la table d’hôte, ils apprirent que la famille de Jdrien le Messie avait été massacrée par des pillards.
— Ce ne sont que des Roux, disait l’hôtesse, mais tout de même quelle cruauté. Il avait deux fillettes. On dit qu’il est toujours là-bas et que les tribus rousses affluent.
— Est-il seul ? demanda Ann Suba.
— Le président lui a rendu visite mais est rentré dans sa capitale sans même nous faire l’honneur de venir voir dans quelle situation nous nous trouvons. Il n’y en a que pour les Roux… Il n’a jamais aimé Kaménépolis qui rivalise trop avec son Titanpolis. Là-bas on s’ennuyait, ici on s’amusait et on avait la culture. Titanpolis, ce sont des ingénieurs et des techniciens lugubres.
— On dit que la Locomotive-dieu est par là-bas, murmura une vieille dame bouleversée. Si je savais que c’est vrai j’irais bien là-bas… Je suis une fidèle du culte et chaque matin je me rends au temple nouvellement créé.
— Des sottises, voyageuse Ferita. Des sottises, dit l’hôtesse. Il n’y a qu’une religion, le Néo-Catholicisme, et une seule Église apostolique et romaine. Vous blasphémez.
— La Locomotive-dieu a sauvé des milliers de gens en détresse en leur montrant la voie de salut. Sans elle, ces pauvres gens n’auraient pas osé revenir dans la Compagnie de la Banquise, et l’on dit que le cher Président Kid va autoriser le culte. Il doit bien ça à cette merveilleuse machine.
Jéricho, un peu hébété, mangeait son riz arrosé de jus de poisson écrasé, sans oser intervenir.
— La Locomotive-dieu a quand même un pilote, dit Ann Suba. Sait-on qui il est ?
— Non. Elle se déplace seule sans avoir besoin d’un mécanicien et d’un chauffeur, dit voyageuse Ferita.
Ann se pencha vers elle :
— Croyez-vous que des pèlerins iront l’adorer là où elle se trouve ?
— On en parlait, ce matin, chuchota la petite vieille, mais chut. N’en dites pas plus.
L’hôtesse revenait avec un plat de farine bouillie et sucrée pour le dessert. Le ravitaillement laissait à désirer et dans la cité la température avoisinait le zéro. Ann Suba et Ferita se retrouvèrent au-dehors tandis que Jéricho, fatigué, se reposait.
— On va louer deux wagons et un vieux remorqueur. Si nous sommes cent, ce sera mille calories. Mais à deux cents le prix tombe encore. Ce matin beaucoup étaient d’accord.
— Si nous allions au temple ? proposa Ann.
— Comme vous voudrez, mais je suis heureuse de votre intérêt. Vous verrez comme nous avons bien arrangé ce lieu de culte.
Le temple occupait deux compartiments et on avait l’impression de pénétrer dans la chaudière d’une locomotive. Il y avait des images saintes un peu partout. Certaines représentaient une machine si disproportionnée qu’elles prêtaient à sourire. Une telle locomotive n’aurait jamais pu rouler sur les réseaux.
— Il y a cent vingt inscrits et on a jusqu’à demain matin pour signer. Il faut déposer la somme tout de suite.
Ann le fit et elle apprit que le Dépotoir n’était pas très éloigné de Kaménépolis, mais par suite des convois abandonnés sur les réseaux il faudrait quand même une demi-journée pour atteindre cet endroit.
— Prenez de quoi manger et vous chauffer. On vend des bouillottes spéciales.
C’étaient des objets en caoutchouc synthétique qu’il suffisait de presser fortement pour obtenir de la chaleur pendant des heures. Deux produits, en se mélangeant, provoquaient une réaction avec élévation de température.
— Le convoi ne sera pas chauffé, le remorqueur n’est pas fait pour ça.
Jéricho voulut aller dans la principale bibliothèque et elle l’accompagna. Il obtint une promesse de travail mais devait se représenter la semaine suivante pour savoir s’il serait pris. Il sortit de sa poche un livre qu’il montra à celui qui les recevait.
— C’est mon travail, dit-il fièrement.
Le fonctionnaire parut surpris :
— C’est magnifique. Vous serez sûrement sélectionné.
Elle pouvait songer abandonner le vieillard sans trop de remords. Dans un salon de thé où l’on servait un liquide qui n’avait même pas le goût du thé, il lui parla plus longuement des secrets de Vatican II et en revint au Carbone 14 :
— Vous pouvez avec lui connaître l’âge de la glaciation. Il suffit de récupérer des objets dans les profondeurs pour avoir une idée précise du temps écoulé.
— Vous avez donc entendu parler du dogme sibérien ?
Il hocha la tête tout en mangeant sa galette sans goût, fabriquée, aurait-on dit, avec de la paille pilée.
— Pas quand j’étais à Vatican II mais quand je suis venu dans l’Australasienne. Les Néo-Catholiques ne laissent pas circuler cette information et maintenant je comprends pourquoi. Si jamais l’ère glaciaire a débuté voici vingt-six siècles et non trois et demi, comment expliqueront-ils l’interruption de la succession papale et de ce fait leur légitimité ? N’importe qui a pu se proclamer souverain pontife et s’installer dans la Nouvelle Rome.
— Certaines évolutions s’expliqueraient mieux, dit Ann Suba, même si vingt-trois siècles ne sont rien dans ce genre de cas. Mais enfin c’est mieux que trois petits siècles et demi. Il n’y a pas que les mutations, il y a tous ces réseaux anciens qui recouvrent la Terre. Aurait-on pu les construire en si peu de temps ?
— Ah, j’aurais bien aimé pouvoir accéder à ce secret, dit le vieillard. J’aurais été fier de le voler et de le confier à des scientifiques comme vous-même.
Dans la nuit on gratta à sa porte et, inquiète, elle demanda qui c’était.
— Ferita, dit une voix timide. Nous partons.
Elle s’habilla en hâte et ne voulut pas réveiller Jéricho pour lui dire adieu. Elle lui laissa un billet sur la tablette à côté de sa couchette. Ferita l’attendait déjà sur le quai de leur wagon-habitation.
— Il y a des priorités et c’est entre cinq et six heures que nous pourrons accéder à la voie lente. Il faut en profiter.
Déjà le vieux remorqueur haletait, prêt à démarrer, et elles n’eurent que quelques minutes pour se hisser dans le deuxième wagon où une cinquantaine de personnes à genoux priaient la sainte locomotive de protéger leur voyage.
Ann s’installa dans un coin, préférant dormir, mais Ferita vint la secouer :
— Il faut prier comme tout le monde.
Elle faillit se révolter mais craignit que ces fanatiques ne la jettent à bas du train. Alors elle se mit à genoux et fit semblant de prier. Cela dura jusqu’au jour où l’on décida de manger et de se reposer. Le petit convoi n’en finissait pas de se faufiler à travers les épaves de trains, les équipes de renflouement, les énormes engins de levage. Il était souvent en attente de la voie et lorsque le feu passait au vert, roulait quelques minutes avant d’être stoppé.
— Il paraît que le Dépotoir est zone interdite. Le train s’immobilisera sur une voie de garage et nous devrons aller à pied.
— C’est loin ?
— Quatre kilomètres.
Ann pensa que pour des gens qui n’avaient pas l’habitude de marcher dans le froid ce serait fatal. Elle-même appréhendait cette épreuve mais espérait que Jdrien lui indiquerait où elle pouvait retrouver Liensun.
— Il faut prier maintenant, dit un homme rondouillard et insignifiant qui portait de drôles de vêtements, cherchant à se donner l’apparence d’une personnalité religieuse.
À nouveau à genoux, elle essayait de penser à autre chose, aux Échafaudages et à ceux qu’elle avait abandonnés, à Jéricho et à son histoire de Carbone 14. Le professeur Charlster aurait certainement apprécié son récit.